Jean-David Zeitoun: «L’indispensable transition alimentaire pour sauver notre espèce du suicide»
Fuente del artículo: Figaro Vox / image: lado2016 / stock.adobe.com / Par: Jean-David Zeitoun
FIGAROVOX/TRIBUNE - Le médecin Jean-David Zeitoun évoque les effets désastreux sur la santé et sur l’environnement de l’industrialisation alimentaire. Pour lui, des interventions légales et économiques sont indispensables afin de lutter contre les risques liés à l'alimentation.
Jean-David Zeitoun est docteur en médecine et docteur en épidémiologie clinique. Il a fait paraître récemment Le suicide de l'espèce (Denoël).
Le tragique impact de notre système alimentaire se manifeste à travers trois problèmes majeurs: cinq millions de décès annuels dus à l'obésité, une pollution chimique croissante, environ 20% des émissions de CO2 responsables du réchauffement climatique, sans oublier les coûts monumentaux liés aux soins pour traiter les maladies causées par ce système.
Ce drame trouve ses racines dans une histoire marquée par des débuts difficiles, s'étalant de la transition néolithique jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Durant cette période, l'alimentation souffrait de nombreuses lacunes et était souvent contaminée par des microbes, ce qui explique en grande partie les problèmes de santé et la faible espérance de vie. Pendant plus de 10.000 ans, l'espérance de vie moyenne des êtres humains n'a pas connu d'amélioration significative, restant bloquée entre 25 et 35 ans, et l'alimentation a joué un rôle négatif dans cette stagnation.
Entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle, l’alimentation a connu une amélioration significative, ce qui a été une des causes principales du doublement de l'espérance de vie dans les pays occidentaux, un fait largement étudié et documenté par Robert Fogel, récipiendaire du prix Nobel d'économie en 1993. Cette amélioration a été rendue possible grâce aux innovations technologiques qui ont permis une manipulation de l'environnement, dynamisant ainsi la production agricole et augmentant l'énergie disponible pour le développement humain.
Après la Seconde Guerre mondiale, l'industrialisation alimentaire a dérapé, entraînant simultanément une surcharge ahurissante en sucre et la dissémination gigantesque de produits ultra-transformés.
Le résultat de cette évolution a été catastrophique. Les produits ultra-transformés ont immédiatement eu des effets toxiques sur les organismes qui vont bien au-delà de leur simple apport calorique. Aujourd'hui, l'obésité et les maladies métaboliques qui en découlent sont en baisse dans zéro pays du monde. En parallèle, les conséquences environnementales et climatiques de cette industrie alimentaire sont délétères. Les dépenses de soins liées à ces problèmes augmentent plus rapidement que la croissance économique, ce qui signifie que nous manquons de ressources pour les traiter. Cette évolution ne se limite pas à l'analyse scientifique. Les individus perçoivent bien que le système s'est déformé, twistant l'alimentation d'un rôle de solution à un rôle de problème de masse.
Un désastre d'une telle ampleur ne peut être résolu uniquement par des changements de comportement individuels ou en laissant le marché suivre son itinéraire suicidaire.
Une action publique est dès lors indispensable. Michel Foucault a conçu et caractérisé le terme de «biopouvoir», qui désigne l'intervention de l'État dans la vie des gens. Cette notion souligne l'importance de l'action gouvernementale pour résoudre les problèmes liés à l'alimentation et à la santé publique. Le biopouvoir dispose de trois déterminants: la loi, l'économie et l'intelligence. Jusqu'à présent, seule l'intelligence a été sollicitée, principalement à travers l'information de la population. Récemment, une invention française, le Nutriscore, a été mise en place, et elle s'est avérée efficace. Le Nutriscore fournit en effet une information fiable et simple, et de nombreuses études ont démontré qu'il change les comportements d'achat en incitant les gens à opter pour des produits classés dans la zone verte plutôt que rouge. Cependant, malgré son succès, ce système d'étiquetage nutritionnel ne peut pas résoudre tous les problèmes du système alimentaire. Il ne peut pas remédier à l'ubiquité des produits ultra-transformés ni au fait qu'ils sont souvent bien moins chers que les aliments frais.
C'est là où les interventions légales et économiques trouvent leur champ d'action. Elles ont déjà été couronnées de succès dans la répression de risques historiques tels que le tabagisme (dont la baisse, bien que lente, est constante) ou la pollution au plomb. Désormais, elles peuvent se concentrer sur l'élimination des risques liés à l'alimentation. Une loi pourrait, par exemple, limiter la concentration de sucres dans les produits qui en sont saturés, les rendant dès lors moins addictifs et moins toxiques. Certains additifs ou substances dangereuses peuvent également être interdits, une mesure déjà efficacement mise en place dans l'État de New York. De plus, afin de réduire l'exposition des populations vulnérables à des choix alimentaires nuisibles, les lois pourraient agir sur la publicité et la vente de certains produits alimentaires autour des écoles ou dans les hôpitaux.
Les interventions économiques reposent, elles, sur une combinaison de détaxes et de taxes qui pourraient s'appuyer sur le Nutriscore tout en veillant expressément à ne pas affecter la dépense finale des ménages. L'objectif serait de faire évoluer les paniers alimentaires sans impacter les budgets des familles. Ces mesures légales et économiques sont exigeantes mais non punitives pour les industriels, qui, sans le dire ouvertement, ont déjà modifié de nombreuses recettes pour améliorer leur Nutriscore. En les incitant à aller plus loin, nous pouvons les encourager à continuer leurs efforts.
Les interventions d'État ne porteraient pas atteinte aux libertés, car actuellement, les individus ne jouissent pas d'une véritable liberté en matière d'alimentation, sans même parler des conséquences néfastes pour leur santé lorsqu'ils adoptent des habitudes alimentaires peu saines. Au contraire, en encourageant une alimentation plus saine et en rendant les choix équilibrés plus accessibles, ces mesures viseraient à améliorer la santé globale de la population tout en préservant la liberté de faire des choix éclairés en matière d'alimentation.
Si l'impact du système alimentaire est trois fois négatif, cela veut dire que sa transition sera trois fois positive. La transition alimentaire pourra sauver notre espèce du suicide. En optant pour des aliments frais exempts de polluants chimiques, on garantit des progrès tant sur le plan épidémiologique que sur le plan environnemental. Il n'y a pas de compromis à faire entre la santé et l'environnement en matière d'alimentation. Sur le plan économique, la transition peut être délicate à court terme car elle ne peut pas être réalisée instantanément. Cependant, à long terme, il ne fait aucun doute que l'abandon des produits ultra-transformés permettrait aux États de récupérer des ressources qu'ils ont actuellement perdues.
Le fait que la transition alimentaire ait un effet d'échelle sur la santé, l'environnement et l'économie en fait presque un cas unique. Aucun nouveau médicament ou traitement ne pourra jamais être aussi efficace et économique. C'est l'une des meilleures mesures que les États puissent adopter, du même ordre d'efficience que les vaccins du XXe siècle. Les industriels ont la capacité de s'adapter à ces changements. Les systèmes de soins de santé ne peuvent déjà plus faire face à la croissance des maladies chroniques métaboliques dont l'origine est alimentaire. Il est donc primordial d'agir rapidement et de manière décisive pour mettre en place une transition alimentaire bénéfique pour tous les aspects de la société.